La Guerre et la paix - Léon Tolstoï

Publié le par Aloysius

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Résumé :

Il est extrêmement difficile de résumer La Guerre et la paix, de par son immensité, sa richesse et les nombreuses réflexions personnelles de l'auteur qui tendent à en sectionner le rythme. On retiendra que l'action prend place entre 1805 et 1820 et met en scène avec fatalisme les conflits franco-russes, et parallèlement à eux la vie mondaine moscovite, où le libre arbitre n'a qu'une importance mineure et où tous les événements n'obéissent qu'à un déterminisme historique inéluctable. Ce sont les vies fictives de Pierre Bézoukhov, André et Maria Bolkonsky, Natacha et Nicolas Rostov dont nous suivons l'évolution, profondément marquée par la guerre.

Interprétation de l'œuvre :

La Guerre et la paix, écrit des années 1863 à 1868, marque la fin d'une période de déclin dans la vie personnelle de Tolstoï, ainsi que dans sa vie d'auteur. Il s'agit de sa réponse à un public totalement désintéressé de sa production littéraire aux yeux duquel il n'apparaît plus que comme un comte isolé et dépassé. Plus qu'un renouvellement dans la vie de l'auteur, l'œuvre, figurant parmi les meilleurs livres de tous les temps, est un renouvellement dans la littérature elle-même, puisque, comme le dira Strakhov : « [...] les littératures occidentales n'offrent rien qui s'en approche. »

D'abord éditée sous le titre éponyme 1805, elle sera renommée Tout est bien qui finit bien pour au final se stabiliser sur le titre qu'on connaît : La Guerre et la paix.

On note que depuis l'époque d'Enfance (1852), le langage de Tolstoï n'a cessé d'évoluer, et il en sera de même pour les œuvres de sa vieillesse, La Mort d'Ivan Ilitch en 1886 et Maître et serviteur en 1895. Cependant, on peut y relever une certaine constance, puisque chacun des ouvrages de l'auteur constitue pour lui une tentative de décrire aussi simplement et directement que possible ce qui l'entoure et ce qu'il ressent, conformément à la réalité, tant objective que subjective : une recherche de vérité qui l'obsède, comme en témoigne son Journal, tenu jusqu'en 1865. Il n'atteindra pleinement son objectif que dans ses plus grandes œuvres (Guerre et paix et Anna Karénine) ainsi que dans ses écrits marqués par la vieillesse. Selon lui, le rôle de l'écrivain est de mettre au jour ce qui se cache sous les apparences, et c'est ce qui constituera son éthique littéraire.

On s'attardera en premier lieu sur le fait que la Guerre et la paix est loin d'être un roman, puisqu'elle ne respecte pas les cadres du roman occidental. L'auteur le dit lui-même : « La Guerre et la paix n'est ni un roman, encore moins un poème et encore moins une chronique historique. La Guerre et la paix est ce que l'auteur a voulu et a pu exprimer dans la forme où cela s'est exprimé. » Une fresque historique, bien sûr, puisqu'elle restitue pleinement les événements de l'année 1805 à l'année 1820, mais aussi et surtout un roman psychologique, toutes les pensées des personnages étant fidèlement retranscrites telles qu'elles apparaissent à l'auteur. L'œuvre frappe d'autant plus de par sa richesse : pas loin de deux milles pages renfermant près de cinq-cents personnages nommés et caractérisés, des documents officiels comme des lettres réelles ou fictives, des pages entières en Français mais aussi des passages en Allemand, tout l'appareil de la science historique et militaire et des épanchements lyriques superposant réalité et fiction : il n'est plus possible pour le lecteur de distinguer l'une de l'autre. Ainsi, les personnages inventés de toute pièce tels que Pierre Bézoukhov, André Bolkonsky ou Platon Karataïev passent pour héros historiques tandis que Bonaparte et le général Koutouzov semblent jaillir de l'imagination de Tolstoï. En effet, l'agressivité dont il fait preuve à l'encontre des véritables héros de l'Histoire, tel que Napoléon qu'il présente comme un être cruel dénué de tout sentiment humain : « D'ordinaire, il aimait à voir les morts et les blessés, spectacle qui, croyait-il, retrempait sa force d'âme ; mais ce jour-là, le spectacle triompha de cette fameuse force d'âme dans laquelle il mettait son mérite et sa grandeur. [...] Le teint jaune, le visage bouffi, les yeux troubles, le nez rouge et la voix enrouée il restait assis sur son pliant, tenant son visage baissé [...]. Pour quelques instants, , un sentiment humain individuel prit chez lui le dessus sur ce mirage auquel il avait si longtemps sacrifié. [...] Jamais jusqu'à la fin de sa vie, il ne parvint à comprendre le bien, ni le beau, ni le vrai ; ses actes étaient trop opposés au bien et au vrai, trop éloignés de tout sentiment humain, pour que leur véritable portée lui apparût. Il ne pouvait renier des exploits exaltés par la moitié du monde ; et, par la suite, il lui fallait renoncer au vrai, au bien et à tout sentiment humain. » Régulièrement, comme ici, Tolstoï entre en scène et interprète, commente le tableau qu'il dépeint. À cette occasion son langage change : il se départit de son objectivité.

De même, il y a dans l'œuvre une entreprise de démystification : ce que Tolstoï détruit résolument d'une main, il le soutient de l'autre. Ainsi, paradoxalement, les milieux aristocratiques que raille l'auteur lui restent proches le fascinent. Les élégances, les raffinements de cette société continuent d'exercer sur lui une puissance séduction au moment même qu'il les démasque.

D'autre part, on remarque que son écriture n'a jamais été autant poussée que dans La Guerre et la paix. « Cette écriture s'impose à Tolstoï, elle tient à la nature de son imagination qui est concrète. Les êtres et les choses qu'elle crée sont toujours uniques et leur espèce et leur singularité au cours de leur existence ne cesse d'être affirmée », dira Boris de Schloezer dans sa préface.

Quoi que décrive Tolstoï, que ce soit un lieu, un objet, un animal, un homme, il multiplie les détails. L'auteur agit de manière quasi maniaque avec les images que lui délivre son imagination. Un homme apparaît au détour d'une route pour disparaître aussitôt que nous savons tout, de l'expression de son visage, la blancheur de ses mains, sa taille, ses yeux à sa démarche.

Les descriptions de la nature sont malgré tout peu nombreuses et relativement peu développées. Les quelques présentes dans l'œuvre ne servent jamais de cadre à l'action et n'acquièrent pas de signification autonome. La nature est toujours donnée en relation avec le personnage placé dans telle situation à tel endroit précis et ne se révèle que dans les instants de crise ou d'exaltation (Par exemple, l'infinité du ciel qui apparaît au prince André lorsque celui-ci est blessé sur le champ de bataille d'Austerlitz. La nature n'est pas vue par Tolstoï lui-même, c'est son personnage qui la découvre.

De même, les habitations, les objets ne sont jamais posés comme un décor. : c'est toujours en relation avec les déplacements des personnages qu'il accumule les détails. Ainsi, si l'un de ces derniers passe une porte pour gagner une nouvelle pièce, nous sommes automatiquement renseignés sur la configuration du lieu.
Dès ses premiers écrits, on distingue chez Tolstoï une fascination charnelle : pour lui, l'homme n'est pas une âme doté d'un corps, mais un corps doté d'une âme. C'est donc par l'apparence physique qu'il se plaît à transmettre les traits de caractère et les sentiments des personnages qu'il met en scène. Tout ce qu'ils éprouvent, pensent est toujours mis en parallèle avec leur comportement : le prince Bolkonsky sera décrit dans sa première apparition comme un homme « de taille moyenne, [...] au beau visage aux traits secs, accusés. Tout en lui, depuis son regard las et morne jusqu'à sa démarche mesurée offrait un contraste frappant avec la vivacité de sa gentille femme. » Tout ici démontre la lassitude du prince à assister aux soirées mondaines qu'affectionne sa femme. C'est précisément dans la description des personnages que se déploie l'imagination de l'auteur : son vocabulaire se fait plus riche et sa phrase plus souple. Notons également que c'est par les avis divergents de ces derniers, leur ressenti qu'il parvient à atteindre cette vérité qui l'obsède. De même, s'il arrive à Tolstoï d'insister sur un trait physique particulier (Prenons pour exemple la lèvre supérieure courte et duveteuse de la petite princesse Bolkonsky, ou encore la manière du prince Basile de toujours tirer le bras de interlocuteur vers le bas), ce n'est pour que nous ne l'oubliions pas ; c'est parce que ses personnages se présentent à lui avec ces particularités, qui sont révélatrices de leur être physique et moral. Il ne provoque pas l'originalité ; cette dernière se présente à lui d'elle-même.

Le style de Tolstoï est notamment frappant de par son sérieux : cette parole est sérieuse en ce sens qu'elle dit toujours ce qu'elle juge important. On retrouve cette particularité jusque dans les scènes des amours enfantines du début de La Guerre et la paix : loin d'être des hors-d'œuvre traités pour eux-mêmes, ils remplissent une fonction précise car ils éclairent les personnages, s'insèrent dans l'action et orientent son développement ultérieur. Ces scènes amoureuses, ainsi que les personnages de Pierre Bézoukhov et André Bolkonsky, se rapportent directement à la vie personnelle de l'auteur : le nom du prince André évoque le vieux Volkonsky, son grand-père, tandis que Bézoukhov rappelle Tolstoï en personne. Les problèmes auquels ils s'affrontent, leurs tourments, leurs chutes et leurs illuminations sont ceux qu'a connus l'auteur.

Malgré son importance majeure dans l'Histoire de la littérature, la Guerre et la paix est loin d'être musical ; il est même très mal écrit. « Tolstoï commet des fautes grossières que rien ne justifie et que ne ferait pas un collégien. On a souvent l'impression qu'il s'empare du premier mot qui lui tombe sous la plume, puis, ne songeant pas à profiter des richesses que lui dispense le russe, il le répète à satiété pour passer à un autre qu'il traitera de même. » (cf. préface.) Il s'embarque notamment dans des phrases pesantes, compliquées, syntaxiquement incorrectes qui parfois entraînent le lecteur à confusion. Il faut bien avouer qu'il y a dans La Guerre et la paix un laisser-aller qu'on ne retrouve pas ailleurs, bien que le texte ait été recopié et retravaillé plusieurs fois, comme le montrent les épreuves chargées de corrections. « Ces fautes de syntaxe, ces tournures pesantes et tortueuses se rencontrent principalement dans les chapitres où Tolstoï prend la parole pour développer ses idées, soit au cours même du roman, soit dans les derniers chapitres de l'épilogue entièrement consacré à l'exposé de sa philosophie de l'Histoire. » (cf. préface.)

En conclusion, on peut dire que les quatre années consacrées au travail sur La Guerre et la paix ont été les années les plus heureuses qu'il ait connues. On sait pourtant qu'à maintes reprises l'idée du suicide l'a effleuré. Il notera en 1866 dans son précieux Journal :
« On ne peut vivre que tant qu'on est ivre de la vie, mais aussitôt que l'ivresse est passée, on ne peut pas ne pas voir que tout n'est que duperie, duperie stupide. » Il se rappelle alors l'apologue hindou : suspendu à un arbuste entre un lion et un dragon, l'homme sait qu'il n'échappera pas à la mort ; et néanmoins, il lèche en attendant des gouttes de miel sur les feuilles de l'arbuste. « Et moi aussi, continue Tolstoï, je suce le miel de la vie. »

J'attends vos impressions de lecture ou vous invite vivement à vous procurer les deux volumes de ce chef-d'œuvre universellement reconnu.

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